L’Intelligence Artificielle au service d’un élevage de précision
L’Intelligence Artificielle (IA) a investi tous les domaines d’activité. L’agriculture n’y échappe pas, notamment le secteur de l’élevage. Des outils permettent déjà de faciliter l’identification des animaux, d’interpréter et de prédire certains comportements ou encore de contrôler certains paramètres.
Où en est exactement cet « élevage de précision » ? Et quelles sont ses potentialités et ses perspectives de développement ?
Le point avec le Docteur Annick Valentin-Smith, vétérinaire et présidente et cofondatrice de l’association Vet IN Tech.
On appelle Intelligence Artificielle un ensemble « de techniques qui visent à reproduire, imiter, simuler l’intelligence » afin d’accomplir des tâches ou de résoudre des problèmes habituellement réservés aux humains et à certains animaux1. L’IA est constituée notamment de méthodes d’apprentissage. Ce machine learning permet de donner à une machine la capacité d’apprendre par elle-même « quelle que soit la situation, sans que l’on ait formellement à écrire (ni même à connaître) toutes les règles », grâce à un algorithme d’apprentissage reposant sur des données d’entrée qui seront traitées afin de produire un résultat en sortie et, « surtout, de s’améliorer pour produire ce résultat ».
Le deep learning est l’une de ces méthodes de machine learning : il repose sur des réseaux de neurones artificiels notamment pour l’analyse d’images, de sons ou de vidéos. Et ce sont précisément les outils de deep learning qui participent ces dernières années à développer l’agriculture dite de précision et ouvre de vastes perspectives face aux enjeux auxquels l’agriculture en général et l’élevage en particulier doivent faire face.
L’Intelligence Artificielle pour faire face aux enjeux de l’agriculture
Et ceux-ci sont de taille : produire en quantité pour nourrir une population toujours plus nombreuse, redoubler de vigilance en matière de santé publique et relever les défis liés au changement climatique en réduisant l’impact environnemental de l’agriculture tout en restant attractif et compétitif… Sans oublier le respect du bien-être animal, le souhait des éleveurs d’avoir une vie personnelle et sociale, le manque de main d’œuvre…
C’est pourquoi les acteurs agricoles ont besoin d’outils toujours plus performants et prédictifs en termes de surveillance et de production. Les outils de deep learning, en ce qu’ils reposent sur l’agrégation, le traitement et l’exploitation de données massives et issues de sources hétérogènes, apportent certaines clés permettant d’anticiper et d’adapter au mieux la production, de faciliter le travail des éleveurs et de garantir et améliorer la santé animale et humaine.
« Le deep learning est en effet déjà très présent dans le monde de l’élevage pour lequel il existe déjà des solutions, notamment de télésurveillance, qui apportent une véritable plus-value aux éleveurs », explique le Docteur Annick Valentin-Smith, vétérinaire, présidente et cofondatrice de l’association Vet IN Tech.
Des premiers systèmes d’alerte…
Comme le rappelle la spécialiste : « L’arrivée, dès le début des années 2010, de capteurs fiables et précis dont on a pu doter les animaux en particulier les bovins– en collier ou en boucle d’oreille entre autres – a permis de capter en continu une très grande quantité de données, de les transmettre, de les analyser et de les exploiter. »
Cette étape initiale a ouvert la voie aux premiers systèmes de télésurveillance, d’alerte et d’aide à la décision dédiés aux éleveurs : « Les premiers systèmes, relativement simples, permettaient néanmoins de repérer si un animal sortait de son comportement habituel en détectant des anomalies telles que de la fièvre, une absence de rumination, des problèmes de déplacement… Ils permettaient surtout un meilleur suivi de la reproduction avec la détection des chaleurs et les alertes vêlages », se souvient le Docteur Valentin-Smith. Le système envoyait un signal indiquant que tel animal présentait tel comportement à l’éleveur.
L’objectif : « Avertir ce dernier très tôt et avant l’apparition des symptômes cliniques de toute situation anormale, y compris sur un gros cheptel et sans qu’il ait besoin de rester à son chevet H24. C’est le cas par exemple des thermobolus ruminaux qui peuvent détecter les hyperthermies chez les bovins, et donc de déceler d’éventuels problèmes respiratoires, 3 à 5 jours avant l’apparition des signes cliniques. » L’animal malade peut ainsi être isolé du reste du cheptel et être traité de façon préventive. Un gain pour l’animal, l’élevage et l’éleveur. Par ailleurs, les capteurs de télésurveillance peuvent détecter les chaleurs et les mises bas et avertir l’éleveur : « Non seulement la reproduction est un domaine majeur pour lui mais cela offre un gain de temps considérable, un point d’autant plus important dans un contexte de pénurie de main d’œuvre et de difficultés de recrutement », souligne Annick Valentin-Smith.
… à une télésurveillance toujours plus pointue
Une nouvelle étape a été franchie quelques années plus tard grâce à l’amélioration de ces outils par l’intelligence artificielle, lesquels permettent de capter « des signes difficiles à voir à l’œil nu par l’éleveur, poursuit Annick Valentin-Smith.
Pour les éleveurs, cette deuxième génération de capteurs et les algorithmes associés « sont également une aide à la décision en santé, explique le Dr Valentin-Smith. Comme ces outils reposent sur des cas qui se sont déjà produits, ils peuvent être prédictifs et être une aide à la décision avant l’intervention du vétérinaire ».
L’avènement de la computer vision
Depuis environ 3 à 5 ans, l’analyse d’images et de vidéos par l’intelligence artificielle a encore élargi l’éventail d’outils d’aide pour les éleveurs : « La computer vision repose sur l’analyse par l’IA de vidéos réalisées par des caméras installées dans les bâtiments, sans être obligé d’en doter chaque animal, explique la vétérinaire. Ces caméras – une tous les 100 m2 – fonctionnent sur le même principe mais captent des images en permanence. On peut ainsi surveiller jour et nuit le comportement des animaux : comment ils se déplacent (les boiteries, les difficultés à bouger…), comment ils se couchent, les prostrations, les interactions, le temps qu’ils passent à ruminer, etc. ». Tout cela permet de déceler des comportements typiques de certaines pathologies.
La computer vision est également utilisée pour surveiller les chaleurs des vaches – « leur période d’ovulation étant extrêmement brève et l’éleveur ne disposant que de quelques heures pour faire inséminer une vache, cela offre une extrême précision ».
Dans le domaine vétérinaire pur, l’Intelligence Artificielle permet d’améliorer la pratique quotidienne, par exemple, grâce à des solutions d’analyse d’images, il est possible désormais de repérer automatiquement certains parasites à partir des images obtenues au microscope.
Une autre potentialité : l’analyse des sons
« L’analyse des sons par l’IA est déjà utilisée dans les élevages de porcs dans lesquels des micros sont installés pour repérer leur agressivité mais surtout leur toux, illustre encore le Dr Valentin-Smith. Cela permet de les repérer très précocement, de les différencier et de même aujourd’hui de mettre un nom sur le virus ou la bactérie à l’origine de la toux. » Ces systèmes sont en mesure de donner toutes les informations nécessaires à l’éleveur afin d’être prévenu très en amont de ces toux extrêmement contagieuses.
« Cela se développe aussi dans les élevages de volailles où l’IA permet de repérer les phénomènes d’anxiété, toutes les anomalies de comportement ou même les intrusions», complète Annick Valentin-Smith.
L’Intelligence Artificielle se démocratise dans l’élevage
Ces solutions d’IA dédiées à l’élevage arrivent sur le devant de la scène. Alors que jusqu’à présent, au Consumer Electronics Show (CES) de Las Vegas, le plus grand salon au monde consacré aux innovations technologiques, il n’y avait traditionnellement rien concernant ce domaine, « lors de la dernière édition, trois entreprises, surtout sud-coréennes, proposant ce type de solutions étaient présentes. Mais la France n’est pas en reste avec un vivier de start-up, notamment dans l’Ouest de la France, qui ont un savoir-faire très clair en matière d’IA. Leurs programmeurs et data scientists développent et commercialisent des solutions d’analyse de vidéos, de sons et d’images, aujourd’hui essentiellement pour les groupements, les coopératives, les instituts d’élevage et les gros éleveurs ».
Tout commence par le sourcing des données
Qu’il s’agisse d’alimenter les moteurs de deep learning afin de leur apprendre à reconnaître des images ou des sons ou de développer des bases de données destinées aux IA génératives, tout commence par le sourcing des données et la qualité de celles-ci. À ce niveau, les plateformes d’intermédiation de données, comme Agdatahub pour les secteurs agricoles et agroalimentaires, sont une avancée forte.
Elles assurent la conformité réglementaire pour les autorisations d’usage des données au niveau européen et gèrent de manière sécurisée l’accès et l’utilisation des données. Elles sont également un point de pivot indispensable pour la portabilité des jeux de données au niveau national et, demain, communautaire.
Via la notarisation des autorisations et des usages, les intermédiaires de données participent pleinement à la transparence des algorithmes et des IA, un enjeu majeur pour développer la confiance dans ces outils.
Des perspectives prometteuses
S’il est difficile de présager de l’avenir – surtout en matière d’Intelligence Artificielle dont les potentialités peuvent s’imaginer immenses – divers travaux sont en cours afin d’optimiser ces outils de deep learning, notamment sur la qualité et la précision des caméras qui pourront, par exemple, mesurer automatiquement le poids des porcs et, ainsi, prévenir qu’ils ont fini leur engraissement là où, auparavant, il fallait les peser. Cela offrira un gain de temps et diminuera le stress pour les animaux. « De manière générale, on tend vers des caméras dotées d’algorithmes qui vont permettre de « voir » des choses de plus en plus subtiles et précises et, ainsi, d’analyser des données de plus en plus fines », prévoit le Docteur Valentin-Smith.
Le but ? Prévenir l’éleveur afin qu’il anticipe et puisse prendre la décision la plus adaptée. « In fine, l’objectif est vraiment le bien-être animal, de mieux traiter, de traiter moins, plus tôt et différemment par exemple en utilisant beaucoup moins d’antibiotiques et, ainsi, mieux lutter contre l’antibiorésistance. »
Enfin, « la génétique va être très fortement influencée et améliorée par l’analyse des gènes par l’intelligence artificielle, explique Annick Valentin-Smith. La combinaison de l’IA et de la génomique animale peut améliorer la compréhension de l’influence des facteurs génétiques sur les phénotypes. L’étape suivante sera de sélectionner et de « fabriquer » des animaux génétiquement améliorés sur la base des analyses de l’IA. Les supercalculateurs permettent de screener tous les gènes de milliers d’animaux et pourront faire des corrélations entre génomique et phénotypes. Aujourd’hui, on peut déjà être certains que ce domaine va beaucoup, beaucoup bouger ! »
Quant à l’IA générative, en revanche, « il y a des recherches mais il n’y a pas, aujourd’hui, d’usage courant dans l’élevage pour générer du texte, des images, des vidéos, etc. Cela ne signifie pas que l’on tire un trait définitif dessus… mais ce n’est pas d’actualité à ce jour ! », conclut Annick Valentin-Smith.
Une nécessaire collaboration entre tous les acteurs
« Les éleveurs sont les fournisseurs des données nécessaires au deep learning : plus la machine est nourrie par les données propres de l’élevage, meilleurs seront les résultats et les prédictions. De fait, le système s’autonourrit, se perfectionne et s’améliore avec ces données. En revanche, il faut ensuite leur fournir des outils clé en main, fiables et assez intelligents pour ne pas les sursolliciter. Et cela, c’est la mission des data scientists et des programmeurs. Les solutions sont également développées avec des ingénieurs agronomes et/ou des vétérinaires sur le plan de la connaissance des animaux. Le vétérinaire est en effet essentiel dans le développement de ces nouvelles solutions de santé pour qualifier les pathologies et les symptômes.
Les vétérinaires traitants vont eux aussi devoir apprendre à travailler avec des éleveurs très avertis alors qu’ils sont plutôt dans le curatif puisqu’on les appelle lorsque les symptômes sont là. A ce jour, ils ne sont pas tous formés à traiter en préventif et cela représente un changement très important de l’état d’esprit, de la formation et de la culture des vétérinaires. Tout cela doit se faire de façon conjointe éleveurs-vétérinaires car les différentes parties sont totalement liées et intéressées au résultat par ce que chacune apporte. Toutes les collaborations sont donc essentielles dans la mise au point et l’utilisation des solutions. »
NUManima, l’événement e-santé animale de Vet In Tech
Pour en savoir plus, notamment, sur les usages et l’apport de la e-santé à l’élevage, rendez-vous les 26 et 27 juin à l’École vétérinaire de Maisons-Alfort pour la 4e édition de NUManima, le congrès organisé par Vet In Tech.
Pour découvrir le programme et s’inscrire : https://vet-in-tech.com/#!numanima
- Deep learning et agriculture, étude de la Chaire AgroTIC (2018) ↩︎